lundi 2 octobre 2017

Alexandre à Gaugamèles

L’île du Point Némo, qui fait se télescoper les époques et les récits, plus ou moins fictifs, s'ouvre sur la grande fresque de la bataille de Gaugamèles, seconde victoire d'Alexandre le Grand. Avis aux amateurs, ce n'est qu'un récit, le lecteur n'en aura jamais la suite...

Le Tigre à droite, désormais invisible, à gauche les hauteurs pelées des monts Gordiens ; entre les deux, la plaine ressemblait à un désert fourmillant de carabes à reflets d’or. C’était à Gaugamèles, moins de trois ans après la cent douzième Olympiade. Darius avait aligné quelque deux cent mille fantassins et trente mille cavaliers : Indiens auxiliaires, troupes de Bactriane conduites par leurs satrapes respectifs, Scythes d’Asie, tous archers à cheval alliés des Perses, Ariens, Parthes et Phrataphernes, Mèdes, Arméniens, mercenaires grecs, sans oublier ceux d’Hircanie, de Suse, de Babylone ; Mazaios commandait aux soldats de la Syrie, Oromobatès à ceux des bords de la mer Rouge. On comptait aussi quinze éléphants et deux cents chars à faux pour lesquels le Roi des Rois avait fait épierrer l’emplacement prévu pour la bataille.
Alexandre dormait.
Sur ses ordres, l’armée macédonienne – quarante mille hommes de pied, et à peine sept mille chevaux – s’était déployée sur un front oblique. La phalange au centre, protégée sur ses flancs par les hypaspistes de Nicanor, les bataillons de Perdiccas, ceux de Méléagre, la cavalerie thessalienne de Parménion sur l’aile gauche, celle de Philotas à l’autre extrémité. Le soleil déjà haut faisait luire casques et cuirasses, les boucliers aveuglaient.
Alexandre dormait toujours. Ses compagnons eurent le plus grand mal à le réveiller, mais lorsqu’il fut debout, il enfourcha Bucéphale et rejoignit l’aile droite, à la tête des cavaliers macédoniens. Darius, au centre de son infanterie d’élite – dix mille Immortels dont on savait que pas un seul ne mourrait au cours du combat sans être aussitôt remplacé – signifia l’ordre de l’attaque. Il fit donner le gros de sa cavalerie sur l’aile gauche d’Alexandre et lança les chars pour enfoncer la phalange centrale. Le roi de Macédoine ne parut pas s’en préoccuper. Il emmena ses cavaliers vers la droite, comme s’il voulait contourner le front de ce côté, provoquant en miroir le même déplacement de la cavalerie adverse, mais avec pour effet de la disjoindre du reste des troupes et d’étirer le front. Tandis que Parménion subissait l’assaut des Perses, les phalangistes se préparaient au choc. Lorsque les chars ne furent plus qu’à une cinquantaine de mètres, cette haie d’hommes hérissée de piques s’ouvrit en plusieurs couloirs. Dans le même temps, les trompettes sonnèrent, et tous les fantassins se mirent à frapper du glaive le fer de leur bouclier. Cet incroyable vacarme effraya les chevaux des attelages, certains refusèrent, entraînant la culbute des chars, les autres s’engouffrèrent d’instinct dans les allées ménagées par les soldats. En se refermant sur eux, la phalange les avalait ; elle les digéra ensuite à coups de sarisses. Il faut pourtant avouer, dira Diodore, que quelques chariots, échappés à cette défense, firent de terribles dégâts dans les endroits où ils tombèrent. Les tranchants des faux et des autres ferrements attachés aux roues étaient affilés au point qu’ils portaient la mort sous des formes très différentes, enlevant aux uns le bras accompagné du bouclier qu’il portait, coupant à d’autres la tête si subitement, que posée à terre elle beuglait encore. Plusieurs infortunés furent tranchés par le milieu et moururent avant que d’avoir senti le coup.
Quand Alexandre estima qu’il avait entraîné assez loin la cavalerie des Perses, et alors que celle-ci s’apprêtait à l’attaquer, il fit faire un brusque demi-tour à ses chevaux, dévoilant le corps de frondeurs que sa progression avait masqué. Laissant ces habiles guerriers lapider les cavaliers de Bactriane, il s’engouffra dans la brèche et partit à bride abattue vers le centre de l’armée ennemie, droit vers les Immortels qui protégeaient Darius. Percée admirable ! Une biffure d’encre rouge entre les paragraphes de la bataille ! Dans la poussière de sable levée par le combat, des milliers d’hommes s’étripent en une mêlée affreuse; glaives et javelots macédoniens font gicler des lueurs sanglantes, éclaboussent les robes jaunes brodées de fleurs à pistil lavande, fendent les crânes sous les capuches, déchirent les boucliers d’osier ; les haches, les sabres courbes s’abattent sur les hoplites, défoncent les casques à cimier, tranchent, tuent, mutilent sans répit. Pris d’une égale fureur, les hommes s’égorgent, les montures éventrées se mordent aux naseaux. Des mourants continuent d’avancer, ils suffoquent d’une écume rosée, trébuchent, empêtrés dans leurs propres entrailles. Un seul cri de douleur semble s’exhaler des monceaux de cadavres et de blessés dont les corps amortissent le pas des assaillants. Les Immortels ont beau ressusciter, ils ne se renouvellent pas assez vite pour étaler la vague macédonienne. Et soudain, voici qu’ils se débandent, le centre perse est enfoncé, Darius fuit. C’est au moment où Alexandre voit son char bariolé disparaître dans la poussière qu’un messager réussit à l’atteindre : sur l’aile gauche, Parménion et ses cavaliers thessaliens faiblissent devant les Perses ; sans renfort ils ne tiendront plus longtemps.
Jean-Marie BLAS DE ROBLÈS, L’île du Point Némo, Zulma, 2014