mercredi 5 octobre 2011

Socrate halluciné

Les choses ne sont pas aussi claires au sujet des hallucinations de Socrate. Quoiqu'on lui ait toujours connu un caractère délirant et halluciné, une conspiration du silence s'est chargée des siècles durant de ne pas le souligner. Il est vrai que l'excentricité débridée de l'un des piliers de notre civilisation était assez difficile à assumer. Il fallut attendre 1836 pour que quelqu'un ose éclairer la véritable personnalité de Socrate, tâche qui revint à Ferdinand Lélut dans Du démon de Socrate, un essai magnifique où, sur la foi exclusive du témoignage de Xénophon, il recompose la figure du sage grec. On croirait parfois lire le portrait du poète catalan Pere Gimferrer : « Il portait toujours le même manteau quelle que fût la saison, marchait pieds nus sur la glace comme sur la terre que chauffait le soleil de Grèce, dansait et sautait souvent seul et comme par caprice [...] bref, en raison de sa conduite et de ses manières, il avait gagné une telle réputation que Zénon l'Épicurien le surnomma ''le bouffon d'Athènes'', ce qu'aujourd'hui nous appellerions un excentrique. » Dans Le Banquet, Platon offre un point de vue plus qu'inquiétant au sujet du caractère délirant et halluciné de Socrate : « À mi-chemin, Socrate demeura en arrière, complètement perdu dans ses pensées. Je m'arrêtai pour l'attendre, mais il me dit de continuer à avancer [...]. Non - dis-je aux autres -, laissez-le, il lui arrive très souvent de s'arrêter là où il se trouve. J'ai perçu - dit soudain Socrate - ce signal divin qui m'est familier et dont la survenue me paralyse toujours au moment d'agir [...]. Le dieu qui me gouverne ne m'a pas permis de t'en parler jusqu'à maintenant, et j'attendais son autorisation. »

- « Je m'habituai à l'hallucination simple », aurait pu écrire Socrate, lui aussi, s'il ne se trouvait qu'il n'a pas écrit une seule ligne ; il se pourrait fort bien que ses vagabondages mentaux de type hallucinatoire aient eu à voir avec son refus de l'écriture.

Enrique VILA-MATAS, Bartleby et Compagnie, Christian Bourgois, 2000, traduit par Éric Beaumatin